Bernard Lewis… La lampe à la lumière noire
L’orientaliste britanno-américano-israélien Bernard Lewis est mort, à l’âge de 101 ans, après avoir passé sa vie dans l’étude des langues, des religions et des croyances du Moyen-Orient, ancien et contemporain, il laissait derrière chacune de ses conférences, chacun de ses livres et de ses articles des polémiques interminables.
C’était en 1982, je préparais une thèse de Doctorat en Sorbonne, lorsque l’orientaliste français controversé (lui aussi) Maxime Rodinson nous invita chez lui avec mes deux maitres à penser défunts Tewfiq Al-Hakim – dont les articles dans le journal Al-Ahram « Soliloque avec Allah » suscitaient de vastes polémiques – et Jean Lacouture, qui avait publié une biographie de l’ex-premier ministre juif socialiste Pierre Mendès-France (qui était marié avec l’une des filles du propriétaire du fameux magasin Cicorel à Alexandrie), biographie qui avait fait beaucoup de bruit.
La raison de l’invitation était la parution de la traduction française du livre de Bernard Lewis sur la secte des « Assassins » et leur rôle dans l’histoire islamique, avec une introduction de Maxime Rodinson.
Bernard Lewis était heureux de la présence d’Al-Hakim et de la mienne, mais la tendance nassérienne chez Lacouture ne lui plaisait pas. Il nous dit littéralement : « Le nationalisme arabe nassérien n’est pas laïc, comme vous le pensez. C’est la pensée de Rifa’a at-Tahtawi avec un uniforme militaire ». Et d’ajouter : « Le patriotisme arabe, c’est un mouvement islamiste déguisé, et les militaires arabes sont religieux et leur hostilité vis-à-vis d’Israël est une hostilité religieuse vis-à-vis des juifs ».
Nous nous sommes longuement disputés, Lacouture se mit en colère. Maxime Rodinson m’invita, par la suite, seul pour poursuivre la discussion et expliquer son point de vue sur le conflit arabo-israélien.
Lewis maîtrisait parfaitement les langues sémitiques anciennes (hébreu, arabe et araméen) et le turc et le persan d’une manière éblouissante. C’est comme si les connaissances de l’Orient ancien avaient été là pour qu’il les déguste avec volupté, et qu’il les utilise pour prouver ses idées préconçues ancrées dans son subconscient, pas nécessairement anti l’islam, mais sans aucun doute contre les musulmans.
Bernard Lewis considérait que les musulmans avaient frappé à la mauvaise porte pour entrer dans l’époque moderne, à cause de Rifa’a at-Tahtawi entre autres (il pensait que Tahtawi avait échoué à comprendre l’Occident qu’il n’avait pas visité un seul hôpital ni un seul centre de recherche scientifique et qu’il avait passé sa vie à Paris à chercher à concilier les sciences désuètes d’Al-Azhar avec les aspects de la modernité parisienne).
Bernard Lewis adorait Paris où il avait vécu et étudié deux ans, en 1936 et 1937, et considérait que l’orientalisme français était ancien et imprégné de l’esprit de Sylvestre de Sacy qui avait refusé l’invitation de Bonaparte à visiter l’Egypte.
De Paris, il se rendit au Caire, où il vécut les deux années suivantes, et où les services égyptiens apprirent alors qu’il travaillait pour les services de renseignements britanniques et qu’il était favorable à l’émigration juive en Palestine.
Et de fait, les écrits de cet homme évoluèrent vers une critique permanente de la situation des juifs dans l’histoire islamique en général, puis vers la défense de la création d’Israël, avant de se lier d’amitié avec un jeune Américaino-israélien qui allait jouer un rôle important dans les politiques du Moyen-Orient : Benyamin Netanyahu.
Il ne faut pas oublier que Bernard Lewis est celui qui créa l’expression « choc des civilisations », des dizaines d’années avant Huntington, et plus précisément en 1957, après la guerre de Suez, et qu’il est l’auteur des théories de partition du monde arabe en petits Etats gouvernés par des islamistes, sinon l’islam envahirait l’Europe soit de l’intérieur soit par le biais de la Turquie (son refus de reconnaître le génocide des Arméniens par les Turcs constituait le plus grave problème avec les intellectuels français).
Bernard Lewis nous a quittés, et il nous reste à découvrir le secret de son influence sur les décideurs occidentaux en général et américains en particulier. De même que nous devons étudier ses livres avec sérieux et de façon scientifique et sans a priori idéologique, sous peine de tomber dans les mêmes préjugés que lui.